10
La grande salle des banquets resplendissait à la lumière de mille bougies. Les murs étaient tendus de guirlandes de fleurs hivernales aux senteurs suaves, et d’innombrables rubans de soie pendaient aux poutres.
Les tables croulaient sous les plats : quatre cochons de lait entiers, la gueule bourrée de pêches ; cinq agneaux rôtis ; deux flancs de venaison assaisonnée de thym et de romarin ; vingt saumons argentés des Terres lointaines ; et une douzaine de truites pêchées dans les lacs de l’Est. Il y avait des plateaux de rognons de mouton, des assiettes de faisan fumé, une douzaine de sortes de fromages et de grandes corbeilles remplies de fruits frais importés du Sud.
Une vaste sélection de boissons s’offrait au choix des convives : pour les dames, vins et xérès, cidre doux et autres punchs aux différents parfums ; pour les hommes, bière forte blonde ou brune, cidre brut et hydromel.
La salle bruissait de femmes aux robes exquises à haut col de couleurs bleue, verte et or, et aux cheveux ramenés sur le sommet du crâne en boucles complexes. Bras et cous étaient ornés de joyaux qui scintillaient à la lueur des chandelles. Les hommes n’étaient pas moins élégants, avec leurs habits où éclataient l’écarlate et le pourpre. Ils se mêlaient aux femmes en multipliant les révérences, les compliments gracieux et les galanteries suggestives.
Des serviteurs en habit de cérémonie allaient et venaient à travers la salle, remplissant les coupes et les assiettes, veillant à satisfaire les moindres demandes de la cour. Si les invités avaient été moins ivres et plus observateurs, ils auraient pu les voir glisser, qui une tranche de saumon, qui une part de fromage sous la tunique.
La fête de l’Hiver était la deuxième de l’année par ordre d’importance, derrière celle de la Mi-Hiver, d’ordinaire plus attendue. Mais cette année, Château Harvell avait beaucoup à célébrer : à ce qu’on disait, la guerre contre les Halcus se déroulait bien et, plus important encore, la santé du roi s’était améliorée. Il flottait dans l’air une sensation d’espoir et d’excitation. Un avenir radieux s’ouvrait pour les Quatre Royaumes, et la cour entendait faire la fête.
L’immense salle des banquets était pleine à craquer de gens venus des quatre coins des royaumes. Il y avait des visiteurs d’Annis et de Haute-Muraille, ainsi que des émissaires de Lambois et de Silbur. Tous étaient venus rendre hommage à la reine et cultiver ses bonnes grâces. Les hommes parlaient de la guerre et les femmes de politique. Tous ceux qui comptaient étaient présents ; conscients de leur importance, ils jouissaient du bonheur de leurs privilèges communs.
Le vin était fort et capiteux, et les dames de la cour, qui avaient coutume de le boire allongé d’eau, se montraient particulièrement rieuses, gaies et disposées à danser. Les hommes s’en aperçurent et devinrent d’autant plus empressés, allant leur chercher de tendres morceaux à manger, leur baisant galamment la main ou les escortant sur la piste.
À mesure que la nuit avançait, la soirée changea de nature. La politique céda le pas à la passion. La musique des cordes et des flûtes emplit l’air ; ses rythmes légers se mêlèrent au brouhaha des conversations et des rires, incitant les convives à la danse. Le charme de la musique opérait de façon subtile, excitant les dames et les faisant rougir, encourageant les hommes à leur glisser des propositions indiscrètes et des rendez-vous secrets.
Plus tard viendraient les chants : la belle Hanella de Maries, à la demande de la reine, interpréterait des chants d’amour, de passion et d’intrigues. Puis Tarivall, le grand ténor de Harvell, viendrait à son tour charmer les femmes par sa prestance et sa voix splendide. On disait enfin que cinq femmes d’Isro, d’une beauté à couper le souffle, se livreraient aux danses exotiques de leur lointain pays – évoluant complètement nues à l’exception de leurs bracelets d’or.
Ce devait être la nuit la plus folle et la plus grandiose de l’année. Rien n’avait été épargné : les servantes avaient passé des mois à coudre les robes, les cuisiniers des semaines à préparer le menu, et les serviteurs des jours à accrocher les guirlandes. En cette fête de l’Hiver, la salle des banquets était l’endroit le plus excitant, le plus captivant qui fût.
Baralis observait la salle d’un œil cynique, notant avec répugnance les excès de la soirée. Les grandes dames se comportaient comme des filles de taverne, les seigneurs buvaient et bâfraient comme des gloutons, et les aristocrates de rang inférieur faisaient leur cour à quiconque voulait bien les écouter.
Le chancelier voyait toute cette soirée comme un gaspillage de temps et d’argent. Contemplant les dames en grande toilette, il ne voyait que vanité et frivolité. Observant les seigneurs pris de boisson, il ne voyait qu’avidité et stupidité. La cour des Quatre Royaumes était remplie de sots !
Il veillait à jouer son rôle, cependant, sans rien laisser transparaître des sombres pensées qui l’agitaient. Captant le regard d’une des beautés de la cour, il s’inclina galamment ; l’absurde créature se mit à rougir et à glousser. Elle avait le visage trop rouge et la poitrine trop forte pour que Baralis s’intéresse à elle – ses préférences allaient aux filles très jeunes, aux hanches étroites et à la poitrine plate. Mais il devait se prêter au jeu, aussi prit-il soin de s’incliner et de sourire à chaque dame qu’il croisait.
Baralis fit en sorte de discuter avec tous les seigneurs importants : ceux qui possédaient le plus de terres, ceux qui détenaient du pouvoir à la cour, ceux qui avaient de l’influence auprès de la reine. Ils se montraient mal à l’aise en sa présence, à son grand amusement. Il les encourageait à boire abondamment, se limitant lui-même à quelques gorgées de vin.
Il s’approcha de messire Carvell ; l’homme avait des intérêts financiers à Brennes et constituerait un allié précieux dans les mois à venir. Carvell était en grande conversation avec un noble d’Annis, Fergil de Grallis, aussi riche que rusé. Fergil avait une fille de l’âge de Kylock – de l’avis général, une pauvre créature malingre aux yeux ronds comme des champignons. Baralis s’adressa à Fergil, mais ses paroles visaient Carvell :
« Garder vos distances avec Brennes semble vous réussir, dit-il. Ce serait sans doute plus difficile si Annis décidait de s’allier aux royaumes. Brennes tient trop à sa position dominante dans le Nord pour voir d’un bon œil l’union de deux puissances rivales. » Baralis haussa les épaules. « Cela ne signifierait pas forcément la guerre, bien sûr. Mais si ce devait être le cas, la première chose que ferait Brennes consisterait à saisir tous les biens étrangers. »
Voilà qui devrait convaincre Carvell de ne pas prêter l’oreille à d’éventuelles propositions de Fergil concernant sa fille et Kylock. Carvell avait beau aimer la politique, ses intérêts financiers passaient toujours en premier. Convaincu que ses paroles avaient fait mouche, Baralis s’inclina gracieusement et s’éloigna. Repousser les propositions de mariage faites à Kylock était décidément devenu une seconde nature. Pendant près de vingt ans, d’innombrables ducs et seigneurs avaient tenté de marier leurs filles à l’héritier des Quatre Royaumes. Le fait qu’aucun d’eux n’y soit parvenu représentait l’un des plus grands triomphes de Baralis. Par sa position de chancelier du roi, il était idéalement placé pour écarter les prétendantes des yeux et des oreilles de la cour ; et quand la politique n’y suffisait pas, le poison ou la sorcellerie réglait l’affaire.
Il salua dame Helliarna en lui baisant la main. La vieille douairière minauda comme une pucelle. Après la reine, c’était la femme la plus puissante de la cour. Sa détermination croissait à mesure que sa beauté déclinait, et elle possédait plus d’influence que n’importe qui auprès d’Arinalda. Elle avait également un fils, un garçon intéressant, dont les ambitions égalaient celles de sa mère – ces deux-là prendraient soin de se ranger dans le camp du vainqueur, quel qu’il soit.
Non qu’il eût l’intention de laisser la situation tourner à son désavantage. D’ailleurs, tout se déroulerait sans anicroche – mais il n’est jamais mauvais de retourner la terre en prévision de la pluie.
Messire et dame Hibray le saluèrent de loin avec des mines de conspirateurs. C’était en partie grâce à eux que, bien des années auparavant, il avait été anobli. La brave dame avait du mal à porter un enfant à terme. Six lui étaient nés trop tôt – dont quatre fils. Il l’avait aidée, comme lui seul en était capable, en échange d’une introduction à la cour et du legs d’un de leurs nombreux titres inutilisés. Le marché était équitable : les Hibray avaient trois enfants désormais – deux filles et un fils. Baralis était certain de pouvoir compter sur leur appui pour son choix d’une épouse royale ; s’il ne l’obtenait pas de bon gré, il pourrait toujours recourir au chantage.
Messire Vemal était rentré du front pour assister aux réjouissances. La bataille se ressentirait de son absence ; c’était un excellent chef militaire. Baralis ne manqua pas de lever sa coupe en direction du grand homme. Vemal avait peut-être de l’amitié pour Maybor, mais, à l’instar d’Helliarna, il songerait d’abord à assurer l’avenir de ses fils.
Les deux chevaliers de Valdis étaient présents. Cinq années durant ils avaient fait la navette entre les cours de Harvell et de Helch, jouant les intercesseurs en faveur de la paix. Leurs voyages se raréfiaient ces dernières années, et Baralis les soupçonnait de rester dans les parages davantage par soif de renseignements que de paix. Les chevaliers obéissaient à un imbécile dangereux. Proche de Brennes, Tyren se servait sans doute de la présence de ses hommes dans les royaumes pour renseigner le bon duc. Qu’ils espionnent à leur aise ; les seuls rapports que recevrait le duc lui confirmeraient l’impasse dans laquelle se trouvait la guerre.
Le chancelier prit mentalement note de parler à messire Vemal de ses soupçons concernant les chevaliers. Il avait tout intérêt à ce que la cour se méfie de Brennes ; la peur d’une invasion avait contribué à sceller plus d’une alliance.
Baralis parvint à capter le regard de la reine, qui lui adressa un infime hochement de tête. Il lui décocha un sourire affable. Il pouvait se permettre de se montrer gracieux ; Maybor et sa fille hors jeu, Arinalda n’aurait bientôt d’autre choix que d’écouter sa proposition. Il se retrouverait alors en mesure d’influencer le choix de l’épouse du prince Kylock.
Il chercha messire Maybor dans l’assistance mais n’aperçut pas tout de suite sa silhouette corpulente, tant la salle était bondée. Maybor s’était entouré des jolies filles de plusieurs petits seigneurs et s’occupait à les courtiser de façon outrageuse, se rendant parfaitement ridicule. Il portait la robe empoisonnée. Baralis sourit, presque avec tristesse. Maybor commencerait bientôt à sentir dans sa gorge la brûlure du poison. Quand il s’écroulerait avant la fin de la soirée, tout le monde hocherait la tête, attribuant sa mort à un excès de boisson et à un cœur fatigué.
Au bout d’un moment, lassé des ronds de jambe, Baralis décida de battre en retraite dans une partie de la salle moins fréquentée. Il se dirigea vers le fond, plus sombre et moins encombré de gens – à l’exception de quelques couples trop emportés par la passion ou la boisson pour remarquer sa présence. Cela lui convenait parfaitement ; il assisterait aux faiblesses de la cour sans y participer lui-même.
L’assassin tendait l’oreille dans le passage secret. La soirée semblait avoir atteint ce point d’ivresse fiévreuse dont il avait besoin pour exécuter son travail avec succès. Il vérifia sa lame une dernière fois, davantage par habitude que par anxiété. Puis, le visage tendu par la concentration, il se glissa au-dehors.
Quand Scarles émergea du passage secret, seuls un vieillard et une adolescente occupaient la petite antichambre, dans une position si compromettante qu’ils ne firent pas attention à l’endroit d’où il venait. Le vieil homme était sur le point de dire quelque chose – probablement proférer une excuse quelconque – quand Scarles posa un doigt sur ses lèvres, le coupant dans son élan. Il adressa au vieillard un sourire compréhensif et, d’un petit geste, l’encouragea à continuer. L’autre, soulagé, promena de nouveau ses mains tavelées de taches de vieillesse sur la poitrine de sa jeune compagne.
L’assassin se faufila dans la salle des banquets où il fut momentanément étourdi par le bruit et la lumière vive. Après s’être assuré que personne ne regardait dans sa direction, il se plaqua contre le mur et, frôlant les tapisseries, se dirigea vers la partie la plus sombre de la salle. Ni les seigneurs ni les dames de la cour ne remarquèrent cette silhouette mince et discrète qui passait dans les encoignures.
En s’approchant du fond de la salle, l’assassin repéra messire Baralis, vêtu d’une élégante robe noire, qui buvait dans une coupe d’or en observant avec détachement la débauche de la cour.
Scarles atteignit le mur du fond. Un immense rideau de satin tombant du plafond le dissimulerait jusqu’à ce qu’il soit prêt à frapper. Avec une discrétion consommée, l’assassin se coula contre le mur, souleva l’épais rideau et se glissa derrière. Le corps plaqué contre la pierre, il se porta à la hauteur de sa cible. Il se trouvait maintenant à quelques pas de Baralis, directement dans son dos.
Par un trou dans le rideau, Scarles constata avec satisfaction que, hormis les deux hommes dans le coin – si saouls qu’ils tenaient à peine debout –, messire Baralis était seul. Le pouls de l’assassin s’accéléra. Tout se présentait selon ses espérances.
L’assassin dégaina son couteau et souleva le rideau de satin. Sa lame prête, il fit un pas en avant.
Messire Maybor se rendit compte qu’il était ivre. Saoul comme une vache, rond comme une barrique. Et il s’amusait immensément.
Non seulement tout le monde avait admiré la magnificence de son habit, mais il avait de surcroît réussi à réunir autour de lui toutes les beautés de la cour. Une jeune fille se laissait toujours impressionner par la fortune et une belle apparence, songea-t-il. Qui sait, peut-être devrait-il se remarier ? Il aurait bien aimé épouser une jolie femme, pour changer. L’inconvénient, naturellement, c’était qu’elles ne possédaient jamais la moindre terre – les plus belles dots allaient toujours aux laiderons. Sa prochaine épouse serait encore laide, en fin de compte.
Qui avait besoin d’une jolie femme quand il existait tant de coquines prêtes à bondir dans votre lit sans rien demander en contrepartie qu’un colifichet en or ou une robe neuve ?
Maybor, l’œil vague, tâcha de faire le point. Il aurait juré que la reine lui avait décoché un regard noir plus tôt dans la soirée. Peu importait ! Il découvrirait quelle mouche avait piqué son Altesse le lendemain matin, lors de son audience. La soirée était beaucoup trop excitante pour se soucier de la mauvaise humeur d’Arinalda.
Il sentit une douleur dans la gorge quand il cria pour qu’on lui apporte davantage de bière. Pourvu que ça ne soit pas la vérole, se dit-il. Maybor trouvait son souffle un peu court depuis un moment. Cela venait probablement de la bière. La cuvée spéciale, particulièrement forte, pouvait aisément causer de tels symptômes.
Maybor n’avait pas aperçu Baralis de toute la soirée. Il espérait ardemment que son assassin ne tarderait pas à le débarrasser de ce démon ! Cette perspective le mit en joie et il leva sa chope, savourant la fraîcheur de la bière dans son gosier en feu. Il était temps de s’amuser un peu.
Il choisit la plus attrayante de ses compagnes, une jeune femme aux hanches généreuses et aux yeux gris, et tapota sa croupe charnue.
« Quelle jolie plante tu fais, ma coquine », dit-il en s’appliquant à ne pas bredouiller.
La fille le dévisagea froidement. Maybor ne se laissa pas décourager pour autant et lui pressa doucement un sein.
« Messire Maybor ! Contrôlez-vous, je vous prie ! » l’admonesta la fille en fronçant les sourcils.
Maybor ignora l’avertissement ; il s’intéressait surtout à son postérieur rebondi. Il sourit à la fille, glissa une main dans les plis de sa robe et lui empoigna la fesse ; elle se retourna avec colère en lui jetant le contenu de sa coupe au visage.
« Petite garce ! » s’écria-t-il, quêtant un peu de sympathie autour de lui – et ne recueillant que regards froids ou moqueries. Il baissa les yeux sur sa précieuse robe, trempée d’infect punch aux fruits.
On venait de l’humilier devant toute la cour. Il était la risée générale, et allait devoir quitter la fête pour se changer. La belle aux yeux gris avait ruiné son habit ! Jamais plus il ne pourrait le porter. Maybor, saoul et furibond, quitta vivement la salle ; la foule s’écarta pour le laisser passer.
Baralis, conscient qu’un incident se déroulait à l’autre bout de la salle, ne put en distinguer les détails. Probablement quelque seigneur pris de boisson en train de se couvrir de ridicule, songea-t-il avec mépris.
Il allait porter sa coupe d’or à ses lèvres quand un léger froissement de satin se produisit dans son dos. En un instant fugace, il comprit ce qui se passait.
Sans réfléchir, il pivota et libéra toute la puissance de ses pouvoirs. Il vit un inconnu armé d’un couteau, sur le point de frapper. L’homme grimaça de terreur quand les premières ondes de la décharge de Baralis le traversèrent ; sentant ses yeux bouillir dans leurs orbites il poussa un hurlement d’agonie, lâcha sa lame et leva les mains pour protéger sa tête. Trop tard : ses traits se crispèrent en un masque grotesque tandis que sa peau noircissait sous la chaleur. Ses vêtements s’enflammèrent, et il se transforma en torche humaine.
Le rideau de satin s’embrasa et l’homme trébucha en arrière, agrippant un visage qui n’existait plus. Baralis n’avait aucun contrôle sur les forces furieuses qu’il venait de déchaîner. Il observa d’un air sévère le corps noirci de son agresseur se consumer dans les flammes.
Le contrecoup le frappa de plein fouet, cautérisant sa peau et roussissant ses cheveux. Baralis recula pour limiter les dégâts et, ce faisant, se sentit gagné par une immense faiblesse ; jamais encore il n’avait relâché un si grand pouvoir. Il essaya de le rappeler, en vain. Tremblant, épuisé, ne tenant plus debout que par la seule force de sa volonté, il s’éloigna du brasier en titubant.
Bevlin dînait tardivement d’un bon canard à la graisse quand ses entrailles se liquéfièrent. Il perçut l’onde consécutive à la projection d’un pouvoir intense et lâcha son couteau ; un filet de graisse lui coula sur le menton sans qu’il s’en aperçoive, tandis que ses poils se dressaient sur ses bras et sa nuque. Soudain glacé, Bevlin se mit à frissonner. Il n’avait pas le souvenir d’avoir jamais senti la libération d’une telle puissance.
Celui qui avait projeté ses pouvoirs cette nuit-là, quel qu’il fût, possédait une force redoutable ; mais il avait échoué à la rappeler, lui permettant au contraire de s’épandre et de se dissiper. Bevlin secoua la tête. Un homme qui projetait tant d’énergie sans la récupérer serait si diminué physiquement qu’il s’exposait à un délabrement définitif… ou pire encore.
Le guérisseur se sentit soudain très las. Il se leva, referma le livre qu’il lisait et partit se coucher en laissant la graisse de canard se figer dans son assiette – tout appétit l’avait quitté.
Maybor se trouvait dans sa chambre. Il s’était débarrassé de sa robe trempée avant de s’allonger sur son lit. Il ne se sentait pas très bien. En plus de son ébriété, sa gorge le brûlait et il éprouvait des difficultés à respirer. Il appela son serviteur d’une voix faible.
Crandell apparut aussitôt. « Oui, messire Maybor ? » Il semblait choqué par l’aspect de son maître.
« Pourquoi me regardes-tu ainsi, imbécile ? Me serait-il poussé une deuxième tête ?
— Non, messire. Vous êtes juste un peu rouge, avec une légère inflammation sur le visage et le cou.
— Que veux-tu dire par « légère inflammation ? » Maybor avait de plus en plus de mal à parler. « Donne-moi de l’eau et apporte-moi un éclat de miroir, que je puisse me regarder.
— Bien, messire. » Le dévoué Crandell s’exécuta diligemment. Maybor porta la main à son cou – il le trouva chaud, fiévreux. Quand son serviteur revint avec l’éclat de verre, Maybor le lui arracha des mains ; ce qu’il vit l’horrifia. Aux alentours de son nez, de sa bouche et de son cou, la peau était rouge et enflammée.
« Que m’arrive-t-il ? » s’écria-t-il, à la fois désorienté et angoissé.
Son serviteur lui apporta de l’eau mais parut réticent à s’approcher trop près.
« Peut-être cela vient-il de la boisson, messire », suggéra-t-il sans conviction. L’eau froide fit l’effet d’un baume dans la gorge douloureuse de Maybor.
« Si j’ai la vérole et que tu le répètes à qui que ce soit, Crandell, je te ferai émasculer à coups de fouet. » Chacun redoutait cette maladie à la cour. Une simple rumeur suffisant à se retrouver frappé d’ostracisme, ceux qui l’attrapaient prenaient garde à ne pas l’ébruiter.
« Je ne dirai pas un mot, messire. »
Maybor devait désormais lutter pour trouver son souffle. Il fit signe à son serviteur de remonter ses oreillers. Malgré sa répugnance, Crandell dut aider son maître à redresser sa forme massive. Une fois assis, Maybor respira un peu plus facilement.
« Je vais rater toute la fête, déplora-t-il. À peine si j’ai eu le temps de vider un ou deux cruchons de bière.
— Peut-être avez-vous bien fait de partir tôt, messire ; ainsi, personne ne vous aura vu dans cet état. » N’ayant pas remarqué la robe trempée de son maître, Crandell ignorait pour quelle raison il avait quitté la fête aussi prématurément.
« Ne sois pas impertinent ! » Maybor ne put s’emporter davantage car le souffle lui fit défaut. Il se mit à tousser, tremblant de tout son corps, et aperçut avec horreur du sang sur sa chemise.
La vue des minuscules gouttelettes écarlates l’emplit de crainte. Quelle maladie pouvait se développer si vite ? Le matin même il galopait à travers champs, plus vigoureux que jamais. Et quelques heures plus tard, voilà qu’il toussait en crachant du sang ! Effrayé, Maybor se renfonça dans ses oreillers et sombra dans un sommeil sifflant et agité.
Craupe entendit un léger bruit derrière la porte. Il se trouvait dans les appartements de son maître, comme son devoir le lui imposait chaque fois que Baralis s’absentait. Il se demanda d’où venait ce bruit – nul ne pouvait entrer dans les appartements sans la permission de Baralis, de sorte que Craupe n’avait pas en principe à s’inquiéter des intrus. Il pouvait s’agir d’enfants du château, de ceux qui se moquaient de lui et le suivaient partout ; peut-être guettaient-ils derrière la porte, attendant qu’il l’ouvre pour lui jeter du lait caillé à la figure comme ils l’avaient déjà fait. Décidant que c’était la bonne explication, il ignora le bruit et reprit son livre.
Craupe ne savait pas lire mais son passe-temps favori consistait à regarder les enluminures de fleurs et d’animaux. Son maître, ayant remarqué le plaisir qu’il y prenait, lui avait fait don de quelques ouvrages. Ces livres remplis de splendides reproductions de plantes, d’insectes, d’animaux ou de poissons constituaient les biens les plus précieux de Craupe. Il les avait lus un nombre incalculable de fois, toujours attentif à se laver les mains avant de les toucher.
Il était en train de regarder un de ses préférés, celui avec les jolies fleurs. Il s’était replongé dedans depuis un bon moment quand du bruit se fit à nouveau entendre à la porte. Cette fois, il lui vint à l’esprit que les enfants dormaient à cette heure de la nuit ; aussi alla-t-il ouvrir la lourde porte en bois. Baralis gisait à ses pieds sur le sol.
Craupe se précipita pour le soulever dans ses bras. Il le porta jusqu’à la chambre et, avec une douceur surprenante chez un tel colosse, l’allongea sur le lit.
Il se demanda ce qu’il devait faire ensuite. Voyant son maître grelotter, il courut lui prendre des couvertures pour le couvrir avec soin. Puis, après être allé chercher de l’eau et une serviette, il entreprit de tamponner d’eau fraîche son front baigné de sueur. Baralis semblait s’être brûlé ; la peau de son visage et de ses mains était rouge, enflammée.
Craupe essaya de se rappeler quel traitement appliquer en cas de brûlures. Baralis, se souvint-il, possédait des huiles spéciales pour ce genre de choses. Craupe passa dans la bibliothèque où son maître rangeait ses potions et en ressortit quelques minutes plus tard avec un onguent qu’il espérait adapté. Il en versa un peu dans sa main, pour vérifier ; la substance lui parut fraîche et onctueuse. L’inflammation parut s’atténuer un peu quand il en appliqua sur le visage et les mains de Baralis.
Enfin, Craupe remplit une coupe d’un vin sombre et épais, souleva légèrement la tête de son maître et en fit couler une gorgée entre ses lèvres. Un filet de vin dégoulina sur le menton de Baralis ; Craupe, patiemment, le tamponna avec la serviette.
Pendant tout ce temps, Baralis n’avait pas esquissé un geste. Craupe commençait sérieusement à s’inquiéter ; de toute évidence, son maître ne souffrait pas uniquement de brûlures, mais il ne voyait guère ce qu’il pouvait faire de plus. Après avoir ranimé le feu, il revint s’asseoir au chevet de son maître et se remit à lui essuyer le front. Il le veillerait toute la nuit en priant pour que son état n’empire pas.